10

Aleytys se réveilla aux clameurs de son estomac affamé. Mais elle oublia momentanément sa faim en sentant la caravane bouger en tous sens. Elle se précipita hors de sa couchette et passa la tête par le rideau.

Le soleil dépassait de l’horizon oriental. L’air était froid et humide : il chassa tout sommeil de l’esprit d’Aleytys. Dans le ciel, les faux nuages d’orage se dénouaient et commençaient à filer sur l’azur. Autour de la caravane, les prés étaient vides, le bétail ayant été retiré avant que la horde pût le massacrer. Aleytys poussa un soupir de soulagement. L’avertissement avait été correctement transmis. Elle enjamba le banc pour s’asseoir à côté de Maissa et scruta l’horizon qui s’étendait devant la horde. Pas encore de minarets en vue. Il lui restait encore du temps. Elle s’en revint doucement à l’intérieur de la caravane.

Sharl se réveilla et exigea toute son attention. Elle le changea, prit encore de la viande séchée, découvrit une cache de huahua secs et saisit une poignée de ces fruits marron violacé. Elle plaça sur la banquette le trésor qu’elle avait pu glaner et donna le sein à son fils tout en mastiquant la viande dure comme de la pierre et les fruits un peu trop sucrés.

– Sharl-mi, regarde-nous un peu. Toi, mon petit, Madar soit louée, tu es trop petit pour savoir ce qui se passe ! Moi, je devrais avoir l’impression d’être au trente-sixième dessous… ce qui n’est pas le cas. Tu sais, en cet instant je n’éprouve pas même vraiment de pitié profonde pour tous ces morts ; comme s’ils étaient encore intacts, mais pas réels… des fantômes… Oh, merde ! (Elle posa Sharl sur son épaule et lui tapota le dos pour lui faire faire son rot.) On attend encore un peu… demain soir, je pense. On agira alors, et on repartira. Partir !

Elle reposa Sharl parmi ses couvertures puis s’étira sur la couchette.

– Miks… à l’est… tu as dit que serais là…

Elle ferma les yeux et laissa son sens empathique s’envoler au loin, cherchant le vert contact frais semblable à une couleur noyée dans le cœur de la glace hivernale.

Des points rougeoyants tournoyaient à l’est, brûlants de haine, brûlants de colère, brûlants de frustration. Elle chercha plus loin… plus loin… poussa un soupir de soulagement… l’éclat d’un vert menthe pâle… sur une colline… attendant. Elle ouvrit les yeux en souriant, sachant qu’elle pourrait le trouver quand elle le voudrait. Elle abandonna le lit et sortit, trop nerveuse pour pouvoir rester immobile.

À sa gauche, une partie de la horde cernait un haras isolé. Les bâtiments étaient déjà en feu ; la fumée commençait à rouler en volutes noires à partir du toit moussu. Elle détourna les yeux. Plus loin devant elle, une pointe rouge apparut. Elle passa les mains dans sa chevelure poisseuse.

– Merde !… (Elle considéra Maissa, puis les chevaux.) Au boulot…

Après de nombreux efforts, elle parvint à arracher les rênes des mains de Maissa. Elle manœuvra petit à petit la caravane vers le flanc oriental de la horde en marche.

Des cavaliers jaillirent soudain de derrière un bosquet en hurlant, décochant chacun une volée de carreaux. L’un se ficha dans le bois près de la tête de Maissa tandis qu’un second éraflait légèrement l’épaule d’Aleytys. Elle bondit sur ses pieds, attacha les rênes à un taquet puis se percha sur le banc en s’accrochant fermement aux sculptures tarabiscotées.

– Hé ! (Elle se pencha et agita son bras libre en une vigoureuse protestation.)

L’un des lacustres abaissa son arbalète et fit signe aux autres de reculer. Il fit tourner sa monture et longea la horde, surveillant prudemment les nomades aux yeux mornes tout en se tenant à distance respectueuse.

– Hé quoi ? fit-il, son jeune visage intrigué.

– Arrêtez de me tirer dessus.

– Et pourquoi cela ?

– Je n’ai pas dit de cesser de tirer sur eux.

– Qu’as-tu donc de si spécial, femme ?

– Connais-tu Loahn, fils d’Arahn ?

– Je le connais.

– Il te dira tout sur moi, et pourquoi je suis ici. Lahela gikena. En attendant, pourriez-vous diriger ailleurs vos carreaux ?

Il se rembrunit.

– Dis-le-moi. Que fais-tu avec ces gens-là ?

Elle se tapa le front en signe d’exaspération.

– Écoute, l’ami… (Sa voix se cassa. Elle toussa et cracha.) Je n’ai pas l’intention de te raconter ma vie en hurlant. De plus, j’ignore ce que peuvent comprendre ces zombies. Contacte Loahn. Et annonce-lui que Lahela a dit : Demain soir.

– Quoi ?

– Tu m’as entendue.

Il brandit son arbalète en un geste large, fit tourner son cheval et s’en fut au galop en lâchant un ki-yi à pleins poumons.

Aleytys se rassit et récupéra les rênes. La bande de lacustres repassa à plusieurs reprises, tuant… non, massacrant… massacrant les créatures de la horde qui tombaient et étaient piétinées par les sabots des petites montures aux longs poils raides. La horde ne combattait que d’une seule manière : le nombre. Elle ignorait la technique des piqûres d’insectes : la mort était ici son but ; plus il en mourrait, plus vite ce dessein serait accompli.

Au bout d’un certain temps, elle replaça les guides entre les mains raides de Maissa. Celle-ci conserva la même route. Les traits ne venaient plus les menacer. Aleytys s’appuya contre le lattis en surveillant néanmoins Maissa.

– Hé, Lahela !

Elle bondit sur le banc en s’accrochant aux sculptures.

– Quoi ? cria-t-elle.

– Loahn a répondu : Bonne chance !

Il agita son arbalète à son adresse puis repartit au galop, décochant chaque carreau aussi vite qu’il pouvait en replacer dans son arme.

– C’est gentil, marmonna Aleytys.

Elle redescendit et regarda Maissa tandis que celle-ci les engageait sur une portion de terrain cahoteuse, ouvrit les mains, les contempla un instant, puis entra dans la caravane.

– De la corde… il me faut un peu de corde… (Elle commença à ouvrir les tiroirs et à farfouiller parmi le fatras qu’ils contenaient.) Je sais que Kale avait de la corde. Il en a coupé un bout pour Miks…

À genoux dans l’étroit espace qui séparait les deux couchettes, elle se mâchouilla la lèvre inférieure en réfléchissant. Veillant à ne pas toucher le tiroir où dormait Sharl, elle explora le panneau qui cachait la boîte vryhh et le gratta de ses doigts impatients. Cela lui coûta deux ongles cassés, mais elle finit par dégager la plaque de bois, qu’elle rangea derrière elle. Elle se redressa alors sur les talons et rejeta en arrière les cheveux collants qui tombaient sur son visage brûlant.

La boîte était toujours là, froide et dure contre ses doigts. Elle explora le reste de la cavité.

– Ah !…

Elle sortit un morceau de corde, du sisal tressé autour d’une âme à filament unique. Un artefact étranger bien rangé hors de vue. Elle se détendit et se frotta le front, soudain mortellement fatiguée, lasse de ce monde, lasse d’essayer de faire face à toutes les nécessités qui entraient en conflit avec elle. Poussée par un vague restant de cette curiosité qui venait parfois l’agiter, elle fouilla encore dans le trou.

Du métal glacé lui piqua la main. Prudemment, elle sortit l’objet. Un poignard. Dans une gaine en cuir usée.

– Comment…

Elle le sortit de son fourreau et posa les doigts sur le tranchant. Kale ? Maissa ? Stavver ? Elle le retourna entre ses mains. Maissa ? Pour quelle raison ? Le poignard n’était pas son arme favorite. Miks ? Il avait le sien sur soi. Pas Miks. Restait Kale. Mais il avait aussi un poignard. Aleytys se rappelait l’avoir vu le retourner sans cesse entre ses mains… Elle leva le manche à la lumière. Une minuscule gravure presque effacée. Une tête de loup. Elle pinça les lèvres. Kale. Avant que Maissa ait recouvert… Elle passa songeusement le pouce sur la petite bosse… des têtes de loups sur ses joues. Pourquoi ?

Bon, seul Kale pouvait répondre à cela. Elle posa le poignard à côté des couches de Sharl et referma le tiroir. Puis elle saisit le panneau, qu’elle remit en place avec beaucoup plus de facilité qu’elle ne l’avait enlevé.

Elle retourna s’asseoir à côté de Maissa. Les murs de pierre, autour de la ville dont ils se rapprochaient, étaient une masse sombre dans le ciel. Encore une demi-heure… Elle prit les rênes des mains de Maissa et les enroula autour du taquet. Les chevaux continuaient leur route, guidés par le reste de la horde.

Aleytys appuya une épaule contre l’épaule de Maissa et souleva la fille. Ce corps mince enroulé autour du cou, elle entra dans la caravane en titubant. Après l’avoir allongée sur une banquette, elle lui ficela bras et jambes puis utilisa un autre bout de corde pour attacher les mains et les chevilles aux extrémités de la couche.

Elle se pencha sur Maissa.

– Comme ça, vous n’irez pas en ville, capitaine. (Elle hocha la tête.) Vous avez risqué de vous faire tuer, hier. Qu’aurions-nous fait, alors ?

Elle tapota l’épaule de Maissa et ressortit.

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